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4.29/5 (sur 90 notes)

Nationalité : Allemagne
Né(e) à : Leipzig , le 22/05/1813
Mort(e) à : Venise , le 13/02/1883
Biographie :

Wilhelm Richard Wagner est un compositeur, écrivain et chef d'orchestre romantique allemand.

Génie d'une rare universalité, Wagner doit son importance dans l'histoire de la musique occidentale à ses opéras, dont il écrit également les livrets.
Durant les années 1839 à 1850, il composa Le Vaisseau fantôme, Tannhaüser et Lohengrin et ses théories sur le drame musical commencèrent peu à peu à prendre forme, pour s'affiner et acquérir leurs traits définitifs dès 1852 où débuta l'élaboration de son grand œuvre L'Anneau des Niebelungen, festival scénique en un prologue et trois journées, dont la conception bouscule délibérément les habitudes de l'époque pour aller, selon ses propres termes, vers un « art total » : spectacle complet, mélodie continue et emploi du leitmotiv. Il acheva son œuvre avec Parsifal, sommet mystique, commencé dès 1857 et créé en 1882, dans son théâtre de Bayreuth, à l'apogée de sa gloire.

Sa vie bohème et fantasque lui fit endosser de multiples habits : révolutionnaire sans le sou, fugitif traqué par la police, homme à femmes, confident intime du roi Louis II de Bavière, critique et analyste musical, intellectuel en proie aux errements idéologiques de son époque qui sera récupéré par les nazis : son comportement et ses œuvres ne laissaient personne indifférent ; aussi doué pour nouer des amitiés dans les cercles artistiques et intellectuels que pour les transformer en inimitiés, sachant créer le scandale comme l'enthousiasme, il a suscité des avis partagés et souvent enflammés de la part de ses contemporains. Ses conceptions artistiques avant-gardistes ont eu une influence déterminante dans l'évolution de la musique dès le milieu de sa vie.
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Richard Wagner. Le Vaisseau fantôme. Bertrand Roulet 1/5


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Richard Wagner
Le pouvoir de la musique commence là où s'arrête celui des mots...
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Richard Wagner
Je ne puis concevoir qu'un homme vraiment heureux puisse jamais songer à l'art. Vivre vraiment, c'est avoir la plénitude. Est-ce que l'art est autre chose qu'un aveu de notre impuissance ?
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Richard Wagner
"Il importe peu de descendre du singe ; l'essentiel est de ne pas y remonter."
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Richard Wagner
On lit les yeux ouverts...
On écoute la musique les yeux fermés.
Mais ni l'un ni l'autre ne se passent de la résonance du cœur et de l'esprit.
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Richard Wagner
Il importe peu de descendre du singe ; l’essentiel est de ne pas y remonter.
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Richard Wagner
Je crois en Dieu, Mozart et Beethoven.
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2/Une visite à Beethoven

On ne peut nier, à la vérité, que l’ouvrage n’ait beaucoup gagné à son remaniement ; mais cela vient surtout de ce que l’auteur du second libretto offrit au musicien plus d’occasions de développer son brillant génie ; Fidelio possède d’ailleurs en propre ses admirables finales et plusieurs autres morceaux d’élite. Je ne connaissais, du reste, que l’opéra primitif. Qu’on juge donc de mon ravissement à l’audition de ce nouveau chef-d’œuvre ! Une très jeune fille était chargée du rôle de Léonore ; mais cette actrice paraissait tellement s’être identifiée, dès son âge le plus tendre, avec le génie de Beethoven, qu’elle remplissait sa tâche avec une énergie poétique faite pour émouvoir l’âme la plus insensible ; elle s’appelait Schrœder. Qui ne connaît aujourd’hui la réputation européenne de la cantatrice qui porte maintenant le double nom de Schrœder-Devrient ? À elle appartient la gloire d’avoir révélé au public allemand le sublime mérite de Fïdelio, et je vis ce soir-là le parterre étourdi de Vienne fasciné et fanatisé par son merveilleux talent. Pour ma part, j’étais ravi au troisième ciel.

Je ne pus fermer l’œil de la nuit. C’en était trop de ce que je venais d’entendre et du bonheur que me réservait le lendemain, pour que mes sens se laissassent captiver par l’illusion décevante d’un rêve. Je demeurai donc éveillé, livré à une ardente extase et tâchant de préparer dignement mes idées à l’entrevue solennelle qui m’était promise. Enfin le jour parut. J’attendis avec anxiété l’heure la plus convenable pour me présenter, et quand elle sonna, je tressaillis jusqu’à la moelle des os, enivré du bonheur dont j’allais jouir après tant de traverses et de mécomptes.

Mais une horrible épreuve m’attendait encore. Je trouvai froidement accoudé contre la porte de la maison de Beethoven un homme, un démon, cet Anglais acharné. Le diabolique personnage avait semé l’or de la corruption, et l’aubergiste vendu tout le premier à mon implacable ennemi, l’aubergiste qui avait lu le billet non cacheté de Beethoven, avait tout révélé au gentleman. Une sueur froide m’inonda à sa vue. Tout mon enthousiasme, toute la poésie de mes rêves furent glacés, anéantis ; je retombai sous la griffe maudite de mon mauvais ange.

— Venez ! me dit-il dès qu’il m’aperçut, allons ! entrons chez Beethoven. Je voulus d’abord le dérouter en niant que tel fût l’objet de ma démarche ; mais il m’en ôta bientôt la faculté en m’avouant par quel moyen il avait surpris mon secret, et il affirma qu’il ne me quitterait pas avant d’avoir vu Beethoven avec moi. J’essayai d’abord de lui démontrer combien son projet était déraisonnable : vaines paroles ! Je me mis en colère et m’efforçai de le quereller : vains efforts ! À la fin, j’espérai pouvoir me soustraire à cette contrainte par la vivacité de mes jambes ; je montai l’escalier quatre à quatre, et tirai violemment le cordon de la sonnette. Mais avant qu’on eût ouvert la porte, l’Anglais m’avait atteint, et se cramponnant par derrière à mon habit : — J’ai, me dit-il, un droit sur vos basques, et je ne lâcherai prise, mon cher, que devant Beethoven lui-même ! Poussé à bout, je me retourne avec fureur, presque résolu à me servir des voies de fait pour me débarrasser de l’orgueilleux insulaire, quand la porte s’ouvre, et une vieille gouvernante, d’une mine assez revêche, à l’aspect de cet étrange conflit, s’apprêtait déjà à la refermer. Dans une angoisse extrême, je criai mon nom avec éclat en protestant que Beethoven lui-même m’avait donné rendez-vous à cette heure. Mais la vieille ne paraissait pas parfaitement convaincue, tant la vue du gentleman lui inspirait une juste méfiance, lorsque Beethoven parut lui-même sur la porte de son cabinet. Je m’avançai aussitôt pour lui présenter mes excuses, mais j’entraînai à ma suite l’Anglais damné qui ne m’avait pas lâché, et qui en effet ne me laissa libre que lorsque nous fûmes précisément en face de Beethoven. Je dis à celui-ci mon nom qu’il ne pouvait comprendre étant complètement sourd, mais pourtant il parut deviner que c’était moi qui lui avais écrit la veille. Alors il me dit d’entrer ; et aussitôt, sans se laisser troubler le moins du monde par la contenance pleine de surprise de Beethoven, l’Anglais se glissa sur mes pas dans le cabinet.

J’étais donc enfin dans le sanctuaire ; mais la gêne affreuse où me jetait l’incroyable procédé de mon compagnon m’ôtait toute la sérénité d’esprit qui m’eût été nécessaire pour apprécier toute l’étendue de mon bonheur. Beethoven n’avait dans son extérieur, il faut en convenir, rien de séduisant. Vêtu d’un négligé fort en désordre, il avait le corps ceint d’une écharpe de laine rouge. Son abondante chevelure grise encadrait son visage, et l’expression de ses traits, sombre et même dure, n’était guère capable de mettre un terme à mon embarras. Nous nous assîmes devant une table couverte de papiers ; mais une préoccupation pénible nous dominait tous, personne ne parlait, et Beethoven était visiblement contrarié de donner audience à deux personnes au lieu d’une. Enfin il me dit d’un ton brusque : — Vous venez de L… ? J’allais lui répondre, mais il m’arrêta en me présentant une main de papier avec un crayon, et il ajouta : — Ecrivez, s’il vous plaît. Je n’entends pas.

J’étais instruit de la surdité de Beethoven, et pourtant ce fut comme un coup de poignard que ces mots articulés de sa voix rauque : Je n’entends pas ! Vivre dans la pauvreté et les privations, n’avoir au monde d’autre consolation, d’autre joie que la pensée de sa puissance comme musicien, et se dire, à toute heure, à toute minute : Je n’entends pas !… Je lus dans ce seul mot tout le secret de l’aspect défavorable de Beethoven ; je compris la raison de cette tristesse profonde empreinte dans sa physionomie, de la sombre humeur de son regard, et du dépit concentré d’ordinaire sur ses lèvres : il n’entendait pas !… Plein de trouble et d’émotion, et à peine maître de moi, j’écrivis pourtant quelques mots d’excuse accompagnés d’une brève explication des circonstances qui avaient amené chez lui l’Anglais à mes trousses. Celui-ci était demeuré immobile, en silence, et très satisfait de lui-même, en face de Beethoven qui, après avoir lu mes lignes manuscrites, lui demanda assez brusquement ce qu’il y avait pour son service.

— J’ai l’honneur, répliqua l’Anglais… — Monsieur, dit Beethoven, je ne vous entends pas, et je ne puis pas beaucoup parler non plus. Écrivez ce que vous désirez de moi. L’Anglais réfléchit un moment, puis il tira de sa poche un élégant album de musique, en me disant : Très bien ! voulez-vous écrire que je prie M. Beethoven d’examiner mes compositions, et s’il y trouve quelque passage qu’il n’approuve pas, de vouloir bien les signaler par une croix.

J’écrivis sa réclamation mot à mot dans l’espoir d’être bientôt débarrassé de sa présence ; et j’avais deviné juste. Beethoven, après avoir lu, écarta de la main sur la table, avec un étrange sourire, l’album de l’Anglais, et lui dit enfin : Je vous le renverrai, monsieur. Mon gentleman enchanté se leva, fit une superbe révérence, et se retira.

Je respirai enfin ! La physionomie de Beethoven lui-même perdit quelque chose de son austérité, il me considéra quelques secondes, et me dit : « Cet Anglais paraît vous avoir beaucoup tourmenté ; consolez-vous-en avec moi, car il y a longtemps que je suis en butte à ces odieuses persécutions. Ils viennent visiter un pauvre musicien comme ils iraient voir une bête curieuse. Je suis peiné de vous avoir un moment confondu avec cette sorte de gens. Votre lettre témoigne que mes compositions vous ont satisfait ; cela me fait plaisir, car j’ai renoncé à peu près à conquérir les suffrages de la multitude ». Ces paroles simples et familières dissipèrent toute ma timidité, et, pénétré de joie, j’écrivis que j’étais loin assurément d’être le seul qui brûlât du même enthousiasme pour les productions de son brillant génie, et que le plus ardent de mes vœux serait de le voir un jour dans l’enceinte de ma ville natale, où il jouirait de l’admiration unanime inspirée par son talent.

— Les Viennois, en effet, me dit-il, m’impatientent souvent, ils entendent journellement trop de futilités déplorables pour pouvoir écouter de la musique sérieuse avec la gravité convenable.

Je voulus réfuter cette critique en citant les transports dont j’avais été témoin la veille à la représentation de Fidelio. — Hum, hum ! fit-il, Fidelio ?… Mon Dieu, c’est par vanité personnelle qu’ils applaudissent cet ouvrage de la sorte, à cause de la docilité pour leurs conseils dont ils s’imaginent que j’ai fait preuve dans le remaniement de cette partition, et ils croient que leur approbation de commande est une parfaite compensation de mon pénible travail. Ce sont de braves gens, mais légers de science ; et c’est pour cela, du reste, que leur société me plaît davantage que la vôtre, messieurs les érudits. Du reste, comment trouvez-vous Fidelio maintenant ?

— Je lui fis part de l’impression délicieuse que j’avais ressentie la veille, en observant que l’adjonction des nouveaux morceaux avait merveilleusement modifié et complété tout l’ensemble. — Maudite besogne ! répartit Beethoven. L’opéra n’est point mon fait ; du moins je ne connais pas de théâtre au monde pour lequel je voudrais m’engager à composer un nouvel ouvrage. Si j’écrivais une partition conformément à mes propres instincts, personne ne voudrait l’entendre, car je n’y mettrais ni ariettes, ni duos, ni rien de tout ce bagage convenu qui sert aujourd’hui à fabriquer un opéra, et ce que je mettrais à la place ne révolterait pas moins les chanteurs que le public. Ils ne connaissent tous que le mensonge et le vide musical déguisés sous de brillants dehors, le néant paré d’oripeaux. Celui qui ferait un drame lyrique vraiment digne de ce nom passerait pour un fou, et le serait en effet, s’il exposait son œuvre à la critique du public, au lieu de la garder pour lui seul.

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Une visite à Beethoven

Effectivement, je devais ce jour-là même jouir enfin pour la première fois de la vue de l’illustre compositeur. Rien ne saurait peindre mon ravissement et ma secrète rage tout à la fois, quand, assis côte à côte avec mon gentleman, je vis s’avancer le musicien allemand dont la tournure et les manières répondaient de tout point au signalement que m’avait fourni l’aubergiste. Une taille élevée, que dessinait une longue redingote bleue, des cheveux gris ébouriffés, et les mêmes traits, la même expression de visage que depuis si longtemps évoquait mon imagination. Il était impossible de s’y tromper, et je l’avais reconnu au premier coup d’œil. Il s’avança vivement, quoiqu’à petits pas, de notre côté. Le respect et la surprise enchaînaient tous mes sens. L’Anglais ne perdit pas un seul de mes mouvements, et examinait d’un œil curieux le nouveau venu, qui, après s’être retiré, dans l’endroit le plus écarté du jardin, peu fréquenté, du reste, à cette heure, se fit apporter par le garçon une bouteille de vin, et puis demeura quelque temps dans une attitude pensive, les mains appuyées sur le pommeau de sa canne. Mon cœur palpitant me disait : c’est lui ! Pendant quelques minutes, j’oubliai mon voisin, et je contemplai d’un regard avide, avec une émotion indéfinissable, cet homme de génie qui seul maîtrisait tous mes sentiments et toutes mes idées, depuis que j’avais appris à penser et à sentir. Involontairement je me mis à parler tout bas, et j’entamai une sorte de soliloque qui se termina par ces mots trop significatifs : « Beethoven ! c’est donc toi que je vois ! » Mais rien n’échappa à mon inquisiteur, et je fus subitement réveillé de ma profonde extase par ces paroles confirmatives : — Yes ! ce gentleman est Beethoven lui-même ! venez avec moi et abordons-le tous deux.

Plein d’anxiété et de dépit, je saisis par le bras le maudit Anglais pour le retenir à sa place : « Qu’allez-vous faire ? lui dis-je ; voulez-vous donc nous compromettre, ici, sans plus de cérémonie ?…

— Mais, répliqua-t-il, c’est une excellente occasion, qui ne se retrouvera peut-être jamais. En même temps, il tira de sa poche une espèce d’album, et se dirigea tout droit vers l’homme à la redingote bleue. Exaspéré au dernier point, je saisis de nouveau cet insensé par les basques de son habit, en lui criant avec force : — Avez-vous donc le diable au corps !

Cette altercation éveilla l’attention de l’étranger. Il paraissait deviner avec un sentiment pénible qu’il était l’objet de ce conflit, et s’étant empressé de vider son verre, il se leva pour s’en aller. Mais l’Anglais s’en fut à peine aperçu qu’il fit un violent effort pour s’arracher à ma contrainte, et me laissant un pan de son frac entre les mains, il se précipita sur le passage de Beethoven. Celui-ci chercha à l’éviter, mais le traître ne lui en laissa pas la faculté, il lui adressa un élégant salut selon les règles de la fashion britannique, et l’apostropha en ces termes : — J’ai l’honneur de me présenter au très illustre compositeur et très honorable monsieur Beethoven. — Il fut dispensé d’en dire davantage, car à la première syllabe Beethoven avait fait un écart rapide, et en jetant un regard furtif de mon côté, avait franchi le seuil du jardin avec la rapidité de l’éclair. Cependant l’imperturbable Anglais se disposait à courir après lui ; mais je l’arrêtai d’un mouvement furieux en m’accrochant à sa dernière basque, et lui, se retournant d’un air surpris, dit avec un ton singulier : — Goddam ! ce gentleman est digne d’être Anglais. C’est un bien grand homme, et je ne tarderai pas à faire sa connaissance.

Je demeurai pétrifié ; cette affreuse aventure m’ôtait désormais tout espoir de voir s’accomplir le plus ardent de mes vœux.

Je restai convaincu dès lors que toutes mes démarches pour avoir accès auprès de Beethoven seraient désormais infructueuses ; et, d’après la position de mes finances, je n’avais plus d’autre parti à prendre que de retourner sur mes pas, ou bien de risquer encore, pour parvenir à mon but, quelque tentative désespérée. La première alternative me faisait frissonner ; et qui ne se serait pas révolté à l’idée de se voir à jamais exclu du port après en avoir déjà franchi le seuil ? Avant de subir une aussi cruelle déception, je résolus donc de tenter un suprême effort. Mais à quel procédé avoir recours ? Quel chemin pouvait m’offrir l’issue favorable ? Je fus longtemps sans rien imaginer d’ingénieux. Toutes mes facultés, hélas ! étaient frappées d’atonie, et mon esprit était uniquement préoccupé de ce que j’avais vu tandis que j’étais accroché aux basques du maudit Anglais. Le regard furtif que m’avait lancé Beethoven dans cette affreuse conjoncture n’était que trop significatif : il m’avait assimilé à un Anglais ! Comment détruire cette funeste prévention dans l’esprit du grand compositeur ? Comment lui faire savoir que j’étais un franc et naïf Allemand, aussi pauvre d’argent que riche d’enthousiasme ? — Enfin, je me décidai à soulager mon cœur oppressé en lui écrivant. Je traçai donc sur le papier une brève histoire de ma vie ; je lui racontais de quelle manière j’étais devenu musicien, quelle adoration je professais pour son génie, et quelle était ma tentation de le connaître et de le voir de près. Je ne lui cachais pas que j’avais sacrifié, pour y parvenir, deux années entières à me créer une réputation dans la facture des galops et des pots-pourris ; enfin, je lui décrivais les détails de mon pèlerinage et quelles souffrances m’avaient causées la rencontre et l’obstination de l’horrible touriste anglais.

Tout en rédigeant ce récit de mes infortunes, mon cœur se dilatait, et j’arrivai, en finissant ma lettre, à une sorte d’épanchement confidentiel qui m’inspira même quelques reproches nettement articulés sur sa cruauté à mon égard et l’injustice de ses soupçons. Ma péroraison était pleine de feu, et j’eus pour ainsi dire un éblouissement en relisant l’adresse que je venais d’écrire : À Monsieur Louis de Beethoven. J’adressai au Ciel une muette prière, et j’allai moi-même remettre ma lettre au concierge.

Mais en rentrant à mon hôtel, ivre d’espérance, quel fut mon désappointement en apercevant encore l’Anglais à sa fenêtre ! Il m’avait vu sortir de la maison de Beethoven ; il avait remarqué l’expression joyeuse et fière de ma physionomie, et il n’en fallait pas davantage pour réveiller les importunités de sa malveillance tyrannique. Il vint à ma rencontre sur l’escalier en me disant : — Eh bien ! bon espoir ! Quand reverrons-nous Beethoven ? — Jamais, jamais ! lui dis-je ; Beetheven ne sera plus visible pour vous. Laissez-moi, monsieur ! il n’y a rien de commun entre nous ! — Oh ! pardonnez-moi, répondit-il ; et la basque de mon habit ? De quel droit, monsieur, avez-vous agi ainsi avec moi ? C’est vous qui êtes cause de la réception que m’a faite M. Beethoven. Il est clair qu’il a dû se formaliser de cette inconvenance.

Outré d’une aussi ridicule prétention, je m’écriai : — Monsieur, je vous rendrai la basque de votre frac. Vous pourrez le conserver comme un souvenir honteux de votre offense envers l’illustre Beethoven, et de vos persécutions inouïes envers un pauvre musicien. Adieu, monsieur, et puissions-nous ne jamais nous revoir ! Il chercha à me retenir, en me disant, pour me tranquilliser, qu’il avait encore bon nombre d’habits en parfait état, et me demandant par grâce de lui apprendre quel jour Beethoven consentirait à nous recevoir. Mais je m’élançai avec impétuosité jusqu’à ma mansarde, et je m’y enfermai pour attendre impatiemment la réponse à ma lettre.

Comment exprimer ce qui se passa en moi lors qu’au bout d’une heure à peu près, on m’apporta un petit fragment de papier à musique sur lequel étaient tracées à la hâte les lignes suivantes :

« Pardonnez-moi, monsieur R…, de ne pouvoir vous recevoir que demain avant midi, étant occupé aujourd’hui à préparer un paquet de musique, qui doit partir par le courrier. Demain je vous attendrai.

« Beethoven. ».
Je tombai involontairement à genoux, les yeux baignés de larmes délicieuses, et je rendis grâce à Dieu de cette insigne faveur. Mon ravissement se traduisit ensuite par des bonds sauvages, et je me livrai dans ma petite chambre aux contorsions les plus folles. J’ignore quelle figure de danse j’exécutai dans mon délire ; mais je me rappelle encore avec quelle confusion je m’interrompis subitement en entendant quelqu’un qui semblait m’accompagner en sifflant l’air d’un de mes galops. Rendu à mon sang-froid par cette allusion ironique, je pris mon chapeau, je sortis de l’hôtel, et je m’élançai à travers les rues de Vienne, léger et fringant comme un écolier en maraude. Mes tribulations, hélas ! m’avaient jusque-là fait oublier que j’habitais Vienne. Aussi combien ne fus-je pas alors émerveillé du brillant aspect de cette ville impériale ! Dans mon état d’exaltation, tout s’offrait à moi sous les plus séduisantes couleurs. La sensualité superficielle des habitants me paraissait une ardeur vitale pleine de fécondité, et dans leur manie de jouissances futiles et éphémères, je ne voyais qu’une active passion de l’art et du beau. Je lus les cinq affiches journalières des spectacles, dont l’une portait en gros caractères l’annonce de Fidelio, musique de Beethoven.

Comment me dispenser d’une semblable fête, malgré la piteuse situation de ma bourse ? On commençait l’ouverture au moment même où j’entrais au parterre. Je reconnus aussitôt que c’était un remaniement de l’opéra donné d’abord sous le titre de Léonore, et qui, à l’honneur du public viennois, n’avait obtenu à sa première apparition aucun succès.
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3/Une visite à Beethoven
— Et comment lui demandai-je, faudrait-il s’y prendre pour composer un semblable opéra ? — Comme Shakspeare dans ses drames, répondit-il ; et il ajouta : Quand on consent à adapter au timbre de voix d’une actrice de ces misérables colifichets musicaux destinés à lui procurer les bravos frénétiques d’un parterre frivole, on est digne d’être rangé dans la classe des coiffeurs ou des fabricants de corsets, mais il ne faut pas aspirer au titre de compositeur. Quant à moi, de semblables humiliations me répugnent. Je n’ignore pas que bien des gens raisonnables, tout en me reconnaissant un certain mérite en fait de composition instrumentale, se montrent beaucoup plus sévères à mon égard au sujet de la musique vocale. Ils ont raison, si par musique vocale ils entendent la musique d’opéra, et Dieu me préserve à jamais de me complaire à des niaiseries de ce genre.

Je me permis de lui demander si jamais quelqu’un avait osé, après avoir entendu sa cantate d’Adélaïde, lui refuser la vocation la plus caractérisée pour le genre de la musique vocale. — Eh bien ! me répondit-il après une courte pause, Adélaïde et quelques autres morceaux de la même nature ne sont que des misères qui tombent assez tôt dans le domaine de la vulgarité, pour fournir aux virtuoses de profession un thème de plus qui puisse servir de cadre à leurs tours de force gutturaux. Mais pourquoi la musique vocale n’offrirait-elle pas, aussi bien que le genre rival, matière à une école sévère et grandiose ? La voix humaine est pourtant un instrument plus noble et plus beau que tout autre ; pourquoi ne pourrait-on pas lui créer un rôle aussi indépendant ? Et à quels résultats inconnus ne conduirait pas un pareil système ? Car la nature si multiple des voix humaines, et en même temps si différente de celle de nos instruments, donnerait à cette nouvelle musique un caractère tout spécial en lui permettant les combinaisons les plus variées. Les sons des instruments, sans qu’il soit possible pourtant de préciser leur vraie signification, préexistaient en effet dans le monde primitif comme organes de la nature créée, et avant même qu’il y eût des hommes sur terre pour recueillir ces vagues harmonies. Mais il en est tout autrement du génie de la voix humaine ; celle-ci est l’interprète directe du cœur humain, et traduit nos sensations abstraites et individuelles. Son domaine est donc essentiellement limité, mais ses manifestations sont toujours claires et précises. Eh bien ! réunissez ces deux éléments ; traduisez les sentiments vagues et abrupts de la nature sauvage par le langage des instruments, en opposition avec les idées positives de l’âme représentées par la voix humaine, et celle-ci exercera une influence lumineuse sur le conflit des premiers, en réglant leur élan et modérant leur violence. Alors le cœur humain s’ouvrant à ces émotions complexes, agrandi et dilaté par ces pressentiments infinis et délicieux, accueillera avec ivresse, avec conviction, cette espèce de révélation intime d’un monde surnaturel.

Ici Beethoven essoufflé s’arrêta un moment, puis il reprit en soupirant : — Il est vrai qu’une pareille tâche présente mille obstacles dans la pratique ; car pour faire chanter il faut des paroles, et qui serait capable de formuler en paroles la poésie sublime qui serait le brillant résultat de la fusion de tous ces éléments ? L’art de l’écrivain serait évidemment impuissant pour y parvenir. Je publierai bientôt un nouvel ouvrage qui vous rappellera les idées que je viens d’émettre : c’est une symphonie avec chœurs ; mais je dois appuyer sur les difficultés que m’a suscitées en cette circonstance l’insuffisance du langage poétique. Enfin j’ai arrêté mon choix sur la belle hymne de Schiller : À la joie. Ce sont là assurément de nobles et beaux vers, et pourtant qu’ils sont loin d’exprimer tout ce que j’ai rêvé à ce sujet

À présent même, j’ai peine à maîtriser l’émotion de mon cœur en me rappelant ces confidences par lesquelles le grand artiste m’initiait dès lors à l’intelligence complète de sa dernière et prodigieuse symphonie, qu’il venait à peine de terminer. Je lui exprimai ma reconnaissance avec toute l’effusion que devait provoquer cette insigne faveur, et je lui témoignai combien j’étais transporté d’apprendre la prochaine apparition d’un nouvel ouvrage de son génie. Je sentais mes yeux mouillés de larmes, et je fus presque tenté de m’agenouiller devant lui. Beethoven parut comprendre ce qui se passait en moi, il fixa sur moi un regard mélangé de tristesse et d’ironie, et me dit : — Vous pourrez prendre ma défense lorsqu’il s’agira de mon nouvel ouvrage. Rappelez- vous alors cet entretien, car je serai sans doute accusé de folie et de déraison par mainte personne raisonnable. Vous voyez pourtant bien, mon cher monsieur R..., que je ne suis pas encore précisément atteint de démence, quoique j’aie subi assez de tribulations depuis longtemps pour en courir la chance. Le monde voudrait que je prisse pour règle les idées qu’il se forme du beau, et non les miennes ; mais il ne songe pas que dans mon triste état de surdité, je ne puis obéir qu’à mes inspirations intimes, qu’il me serait impossible de mettre dans ma musique autre chose que mes propres sentiments, et que le cercle restreint de ma pensée n’embrasse pas, comme lui, leurs mille perceptions enivrantes, qui me sont totalement inconnues, ajouta-t-il avec ironie, et voilà mon malheur !

À ces mots, il se leva et se mit à marcher d’un pas rapide dans la chambre. Dans l’excès de mon émotion, je me levai pareillement, et je me sentis frissonner : il m’eût été impossible de pousser plus loin cet entretien en n’ayant recours qu’à des gestes ou à l’écriture. Il me sembla qu’en demeurant davantage je me rendrais importun ; mais je dédaignai de tracer froidement sur le papier quelques mots de remercîment et d’adieu ; je me bornai à prendre mon chapeau et à m’approcher du maître en lui laissant lire mon respectueux attendrissement dans mes regards. Il parut me comprendre et me dit : — Vous partez ? Restez-vous encore quelque temps à Vienne ? J’écrivis alors que l’unique but de mon voyage avait été de faire sa connaissance, et que, puisqu’il avait daigné m’accueillir avec autant de bonté, il ne me restait qu’à partir pénétré de joie et de reconnaissance. Il me répondit en souriant : — Vous m’avez écrit par quel moyen vous vous étiez procuré l’argent nécessaire à votre voyage. Vous pourriez rester à Vienne pour y publier de nouveaux galops ; c’est une denrée qui se débite ici à merveille. Je déclarai à Beethoven que j’avais renoncé pour jamais à ce genre de travail, et que je ne pouvais concevoir quel motif assez puissant pourrait me déterminer désormais à un pareil acte d’abnégation. — Bah ! bah ! répliqua-t-il, pourquoi donc pas ? Et moi, vieux fou que je suis, ne serais-je pas mille fois plus heureux de composer des galops ; au lieu qu’il me faudra végéter à tout jamais dans la carrière que j’ai embrassée. Bon voyage ! ajouta-t-il, pensez quelquefois à moi, et tâchons d’oublier les déceptions et les traverses de la vie.

Ému jusqu’aux larmes, j’allais me retirer ; mais il me retint encore en me disant : — Arrêtez ! nous allons expédier l’affaire de l’Anglais mélomane. Voyons où il faut mettre des croix ? Il prit en même temps l’album de l’Anglais et le parcourut en souriant, puis il le referma, et l’enveloppant d’une feuille de papier, il fit avec sa plume une énorme croix sur cette blanche enveloppe, en me disant : — Tenez ! remettez, je vous prie, à cet heureux mortel son chef-d’œuvre, et félicitez-le de ma part d’avoir deux oreilles bonnes et valides. J’envie réellement son sort. Adieu, mon cher, et conservez-moi votre amitié.

Ce fut ainsi qu’il me congédia, et je sortis de la maison dans un trouble extrême.

En rentrant à l’hôtel, je trouvai le domestique de l’Anglais occupé à attacher sa valise sur la voiture. Ainsi cet homme avait aussi bien que moi atteint son but, et je fus obligé de convenir qu’il avait fait preuve, à sa manière, de persévérance. Je montai à ma mansarde et fis mes préparatifs de départ pour le lendemain matin. Mes yeux tombèrent sur la grande croix apposée sur l’album de l’Anglais, et je ne pus réprimer un grand éclat de rire. Pourtant cette croix était un souvenir de Beethoven, et je me gardai bien de m’en dessaisir pour le gentleman musicien qui avait été le mauvais génie de mon saint pèlerinage. J’ôtai donc cette enveloppe que je réservai pour la collection de mes galops dignes de ce stigmate réprobateur. Quant à l’Anglais, je lui renvoyai son album intact avec un petit billet où je lui marquais que Beethoven avait été enchanté de sa musique, au point qu’il n’avait pas su où poser une seule croix de blâme.

Comme je quittais l’hôtel, l’Anglais montait justement dans sa voiture : — Oh ! adieu, me criait-il ; vous m’avez rendu un très grand service, et je suis entièrement content d’avoir vu de près Beethoven. Voulez-vous que je vous emmène en Italie ?

— Qui donc allez-vous voir ? lui dis-je.

— Je veux faire la connaissance de M. Rossini. Oh ! c’est un bien grand compositeur.

— Merci, lui répondis-je, je connais Beethoven, et cela me suffit pour ma vie entière.

Nous nous séparâmes. Je jetai un dernier coup d’œil d’attendrissement sur la maison de Beethoven, et je me dirigeai du côté du nord, ennobli et relevé à mes propres yeux.
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ESQUISSE AUTOBIOGRAPHIQUE
(1813-1842)

Je me nomme Guillaume-Richard Wagner, et je suis né le 22 mai 1813 à Leipzig. Mon père était greffier de la police et mourut six mois après ma naissance. Mon beau-père, Ludwig Geyer, était acteur et peintre ; il a écrit aussi quelques comédies, parmi lesquelles celle intitulée le Massacre des Innocents eut du succès ; avec lui ma famille se retira à Dresde. Il voulait que je devinsse peintre ; mais j’étais très maladroit au dessin. Mon beau-père, lui aussi, mourut de bonne heure....., je n’avais que sept ans. Peu de temps avant sa mort, j’avais appris à jouer au piano Sois toujours loyal et fidèle, et la Couronne virginale, alors dans toute sa fraîcheur : la veille de sa mort, je dus lui jouer les deux morceaux dans la pièce voisine ; je l’entendis alors dire à ma mère d’une voix faible : « Aurait-il par hasard des dispositions pour la musique ? » Le lendemain, de bon matin, comme il était mort, notre mère entra dans la chambre des enfants, dit quelques mots à chacun de nous et m’adressa ces paroles : « Il voulait faire quelque chose de toi. » J’ai ressouvenir de m’être longtemps imaginé que je ferais quelque chose.

À neuf ans, j’entrai à la Kreuzschule de Dresde ; j’allais faire mes études ; de musique il n’était pas question ; deux de mes sœurs apprenaient à bien jouer du piano, et je les écoutais, sans recevoir moi-même d’instruction instrumentale. Rien ne me plaisait autant que le Freischütz : souvent je vis Weber passer devant chez nous, quand il revenait des répétitions ; je le considérai toujours avec un effroi sacré. Un répétiteur à domicile, qui m’expliquait Cornélius Népos, dut finir par me donner aussi des leçons de piano ; à peine eus-je dépassé les premiers exercices des doigts, que j’appris secrètement pour mon compte, sans partition tout d’abord, l’ouverture du Freischütz ; mon professeur entendit un jour la chose et dit qu’on ne ferait rien de moi. Il avait raison : je n’ai de ma vie appris à jouer du piano.

À cette époque je ne jouais encore que pour moi : les ouvertures étaient mon fort, et j’y employais les plus épouvantables doigtés. Il m’était impossible de jouer une gamme proprement, aussi j’en conçus pour tout ce qui était trait une grande aversion. De Mozart je n’aimais que l’ouverture de la Flûte enchantée ; Don Juan me déplaisait pour être écrit sur un texte italien, et qui me semblait si fade.

Mais ces occupations musicales n’étaient que fort accessoires : le grec, le latin, la mythologie, l’histoire ancienne, étaient l’essentiel. Je faisais aussi des vers. Un de nos camarades vint à mourir, et nos maîtres nous imposèrent la tâche d’écrire une poésie sur sa mort ; la meilleure devait être imprimée....., ce fut la mienne, mais seulement après que j’en eus fait disparaître l’excessive enflure. En ce temps-là j’avais onze ans. Je voulus alors être poète : j’ébauchai des drames d’après le type grec, poussé par la connaissance que je fis des tragédies d’Apel[1], Polyidos, les Étoliens, etc. ; je passais d’ailleurs dans le collège pour une forte tête en littérature : en troisième j’avais déjà traduit les douze premiers livres de l’Odyssée. Un beau jour j’appris aussi l’anglais, simplement, à vrai dire, pour connaître Shakespeare bien à fond : je traduisis, en imitant le mètre, le monologue de Roméo. L’anglais bientôt fut aussi délaissé ; mais Shakespeare resta mon modèle ; je projetai un grand drame, à peu près composé d’Hamlet et du Roi Lear ; le plan était extrêmement grandiose : quarante-deux personnages mouraient au cours de la pièce, et je me vis forcé, au moment de la réalisation, de faire réapparaître la plupart d’entre eux sous forme de fantômes, sans quoi, dans les derniers actes, il ne restait plus personne. Cette pièce m’occupa pendant deux ans. Là-dessus je quittai Dresde et la Kreuzschule, et je vins à Leipzig. Dans cette ville on me mit en troisième au collège Nicolaï, alors qu’à Dresde j’avais déjà pris place sur les bancs de la classe de seconde ; cette circonstance m’exaspéra si fort, que désormais toute ardeur pour les études philologiques m’abandonna. Je devins paresseux et négligent ; seul, mon grand drame me tenait encore au cœur. Pendant que je l’achevais, j’apprenais pour la première fois à connaître la musique de Beethoven dans les concerts de la Halle aux Draps (Gewandhaus) de Leipzig ; son impression sur moi fut toute-puissante. Je me familiarisai aussi avec Mozart, surtout avec son Requiem. La musique de Beethoven pour Egmont m’enthousiasma tellement, que pour tout au monde je n’aurais laissé mon drame, cette fois terminé, sortir du chantier autrement que muni d’une musique de ce genre. Je me crus capable, sans plus de réflexion, d’écrire moi-même cette musique si indispensable ; pourtant je trouvai bon de me mettre d’abord au courant de quelques règles essentielles de la basse générale[2]. Afin de faire la chose à la volée, j’empruntai pour huit jours la méthode de basse générale de Logier[3] et je l’étudiai avec ardeur. Mais cette étude ne porta pas des fruits aussi rapides que je l’avais pensé ; les difficultés qu’elle présentait me stimulèrent et m’attachèrent ; je résolus de devenir musicien.

Cependant mon grand drame avait été découvert par ma famille : elle tomba dans une vive affliction, car il fut manifeste que pour

cela j’avais radicalement, négligé mes études classiques, et je n’en fus que plus rigoureusement tenu de les poursuivre avec assiduité. Dans de telles circonstances, je gardai pour moi l’intime conviction que j’avais acquise de ma vocation musicale, mais je n’en composai pas moins, dans le plus grand secret, une sonate, un quatuor et un air. Quand je me sentis suffisamment avancé dans mes études musicales personnelles, je m’enhardis enfin à les révéler. Naturellement j’eus alors de rudes assauts à soutenir, étant donné que les miens devaient regarder mon penchant pour la musique comme un simple caprice, d’autant plus qu’il n’était justifié par aucune étude préalable, et surtout par aucune habileté déjà quelque peu acquise sur un instrument.

J’étais alors dans ma seizième année, et porté, principalement par la lecture d’Hoffmann, au mysticisme le plus extravagant : pendant le jour, en un demi-sommeil, j’avais des visions, dans lesquelles la Fondamentale, la Tierce et la Quinte m’apparaissaient en personne, et me dévoilaient leur importante signification : les notes que je rédigeais là-dessus étaient un tissu d’absurdités. On me fit enfin donner des leçons par un bon musicien : le pauvre homme eut grand mal avec moi ; il dut m’expliquer que ce que je prenais pour des êtres surnaturels et des puissances étranges était des intervalles et des accords. Que pouvait-il y avoir de plus affligeant pour les miens, sinon d’apprendre que dans cette étude même je me montrais négligent et irrégulier ? Mon professeur secouait la tête, et les choses se passaient en apparence comme si, même en cette matière, on ne pouvait tirer de moi rien de bon. Mon goût pour l’étude faiblit de plus en plus ; je préférais composer des ouvertures pour grand orchestre, dont l’une fut jouée un jour au théâtre de Leipzig. Cette ouverture fut le point culminant de mes absurdités : pour mieux aider à l’intelligence de la partition, j’avais eu positivement l’idée de l’écrire avec trois encres ditrérentes, les cordes en rouge, les bois en vert, les cuivres en noir. La neuvième symphonie de Beethoven semblerait une sonate de Pleyel auprès de cette ouverture aux combinaisons étonnantes. À l’exécution, ce qui surtout me fit du tort fut un roulement de timbales fortissimo, lequel revenait régulièrement toutes les quatre mesures, tout le long du morceau : la surprise qu’éprouva d’abord le public devant l’entêtement du timbalier se changea en une mauvaise humeur non dissimulée, puis en une gaieté qui m’affligea fort. Cette première exécution d’un morceau par moi composé me laissa sous le coup d’une vive impression.
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